Julie Tremblay-Potvin et Marie-Andrée Mackrous sont les cofondatrices de De Saison, une boîte de conseil en développement durable des personnes et des organisations. En gros, elles offrent de l’accompagnement aux gestionnaires et à leurs équipes en matière d’innovation sociale et d’organisation du travail pour générer des équipes en santé, sainement motivées et sainement performantes.
Comme la rentrée est souvent l’occasion, après la pause estivale, de réfléchir à nos manières de travailler, nous voulions discuter avec Julie des questions sur ce sujet qui nous préoccupent.
Les entrepreneur·es sont souvent très exigeant·es envers eux·elles-mêmes et ne s’accordent pas beaucoup de répit. On vit dans une époque obsédée par la performance. Quelle est la conception erronée la plus nuisible, selon toi, dans cette course à la productivité?
De penser que l’être humain est une machine qu’on doit simplement pousser pour en tirer le meilleur.
C’est archifaux. Les travaux de recherche en neurosciences, dont ceux de Sonia Lupien, démontrent de plus en plus que notre cerveau – qui est, comme entrepreneur·es et décideur·euses, notre principal outil de travail – surchauffe dans un contexte d’attention fragmentée et de stress chronique. C’est aussi vrai pour tous les gens qui effectuent du travail créatif ou demandant de la réflexion. Ça fait que notre productivité finit par en souffrir, tout comme notre capacité à innover et à créer de la valeur. Pire encore, ça affecte notre santé mentale.
Je ne t’apprends rien en affirmant que c’est un peu le mal du siècle.
En bref, on ne valorise pas assez la récupération. Notre cerveau est comme un ordinateur : trop de commandes en même temps et il chauffe. On doit absolument revoir notre organisation du temps et du travail tout comme notre gestion de cet espace mental qui surchauffe.
À la flèche, on essaie d’avoir une culture d’entreprise qui favorise la déconnexion, où on encourage les employé·es à se débrancher. On leur demande de ne pas répondre à leurs courriels en vacances ou de ne pas se laisser ensevelir par les tâches à faire et à lever la main quand c’est trop. Mais en même temps, les membres de l’équipe voient que je ne m’accorde pas nécessairement ce privilège. Est-ce que je nuis à ma propre culture d’entreprise en étant toujours accessible ou presque?
En un mot : oui.
Le patron ou la patronne a une autorité naturelle et modélise les comportements acceptés et encouragés. D’une part, ça crée de la confusion, puisqu’il·elle dit quelque chose, mais fait autre chose. Donc, qu’est-ce qui est vraiment valorisé?
D’autre part, ça nuit à l’évolution du rôle de gestionnaire, à l’attrait qu’il exerce sur les travailleur·euses et, surprise, ça nuit au partage des responsabilités et au développement du leadership personnel au sein de l’équipe.
Mais bon, en même temps, si tu pars trois semaines en voyage (comme en ce moment), ce n’est pas mieux si tu disparais et que tu as l’air de t’en foutre. C’est une question de jugement.
Au-delà de ça, il faut se demander : qui prend soin des gestionnaires? Les entrepreneur·es se donnent-ils·elles la permission de prendre du temps off? Si tu n’es pas capable de t’empêcher de montrer que t’es là, faut faire une petite introspection. Les gestionnaires ont le droit d’avoir de l’équilibre dans leur vie. D’ailleurs, il y a de plus en plus de gens dans des postes de gestion qui les quittent pour retourner à des emplois plus prévisibles et souples, parce qu’ils ne veulent plus de la pression et des heures supplémentaires.
Tu parles parfois de « défier » la culture ambiante pour s’accorder du temps de recul, pour être moins obsédé·e par le travail. Ça semble plus facile à dire qu’à faire. Sans nous donner de recette toute faite, par quoi on commence pour changer d’état d’esprit?
Par une bonne réflexion sur ce que signifie le succès pour nous.
Par exemple : qu’est-ce qu’une vie bien vécue? Quels sont les indicateurs de réussite auxquels on accorde de l’importance et de la valeur? Qu’est-ce qui drive ta vie : la peur de ne pas obtenir ce que tu veux ou le désir de créer de la valeur et de contribuer?
Enfin, pose-toi la question : c’est combien, assez?
Autrement, quand tu prends du temps de recul, t’es en train de créer, même en vacances. Tu as de nouvelles idées parce que tu as du temps de cerveau disponible, et tu crées de la valeur pour ton entreprise. Quand on prend du temps de recul, on affûte son cerveau. Ensuite on travaille mieux.
Dans notre milieu, soit on est en rencontre, soit on est en train de « produire ». Quand je prends du temps pour m’informer sur mon métier, faire de la recherche pour le fun, j’hésite à le faire sur les heures de bureau, comme si ce n’était pas du travail (parce que ce ne sont pas des heures facturables ou concrètement utiles!). Dis-moi que je ne suis pas seul… et que j’ai tort.
Le modèle du capitalisme, et du travail en général, est basé sur l’exploitation des ressources. Donc, on exploite pour créer un extrant. Quel est cet extrant? Comment mesures-tu la valeur de cet extrant? Est-ce que cet extrant est meilleur si tu as pris le temps de t’inspirer, de lire, d’approfondir un sujet? Oui? Alors ça devrait faire partie de tes activités.
En consultation, le modèle est fondé sur les heures facturables, qui pour moi est directement lié à l’exploitation des ressources, et non au développement des personnes et des organisations. Si tu n’as pas 20 % de temps blanc dans ton horaire pour réfléchir, récupérer, prendre du recul et faire honneur à ton intelligence, on t’exploite. Dans ce cas-ci, je considère que tu t’exploites toi-même. 🙂
Cela dit, à chacun·e d’identifier le meilleur moment pour faire ce type de lecture. Un·e professionnel·le avec de jeunes enfants aura bien moins de temps personnel disponible qu’un·e autre sans enfant ou dont les enfants ont quitté le nid. C’est donc plutôt inéquitable de demander aux gens de faire ça sur leur temps personnel.
Je déteste les entreprises qui surveillent leurs employé·es en télétravail. Pourquoi font-elles ça, que devraient-elles mesurer à la place… et, surtout, qu’est-ce que ça change dans l’engagement des gens?
Pourquoi le font-elles? Parce qu’elles n’ont pas confiance. Parce qu’elles sont dirigées par la peur.
Mais il y a une réalité qu’il ne faut pas nier : le modèle des heures travaillées et payées a une faille. On ne mesure pas la contribution, mais la présence, qu’on doit surveiller.
Or, on peut se présenter au travail et n’avoir rien à faire. Ça, c’est aliénant.
Les gens peuvent donc profiter du télétravail pour faire autre chose de plus satisfaisant pendant les heures de présence où c’est plus tranquille. Mais on peut aussi s’absenter pendant un certain nombre d’heures et produire du travail de qualité en quantité, surtout si ce recul nous a été bénéfique pour ce qu’on a à faire, ce qui est souvent le cas pour les tâches créatives, la rédaction, la stratégie.
Bref, ce n’est ni blanc ni noir. La productivité est à redéfinir.
Pour terminer, vous parlez souvent de « temps blanc » chez De Saison. Qu’est-ce que c’est et à quoi ça sert?
On a identifié huit types de temps blanc, soit du temps de recul dont on a besoin pour fonctionner et travailler de façon optimale. Bref, du temps qu’on planifie rarement et qui peut vraiment nous aider à durer, humainement, et à performer sainement au travail… et donc à créer de la valeur.
On en a fait un modèle d’organisation du travail sous forme de semaine type, de mois type ou de saison type pour les équipes. Parce que seul·e, c’est pratique, mais en équipe, ça change la donne, pis pas rien qu’à peu près!
Pour en savoir plus : le site de De Saison