Anabelle Nicoud a longtemps œuvré dans les salles de rédaction de quotidiens québécois (La Presse, Le Devoir) avant de déménager à San Francisco, d’où elle observe avec enthousiasme et curiosité l’émergence de l’IA générative. Afin d’alimenter son infolettre publiée sur LinkedIn, elle échange avec différentes personnes de divers milieux concernant leur usage de l’IA.
Discussion sur l’avenir des « machines pensantes » qui pourraient bien nous tirer vers le haut et nous obliger à l’excellence.
Par David Desjardins, co-directeur de la flèche.
Comme tu viens du monde du journalisme, je me demandais ce qui, dans l’IA, suscite suffisamment d’intérêt pour y consacrer une infolettre?
Comme toi, j’ai vu la transformation des médias et le passage au numérique dans les dernières années. Je me suis toujours intéressée aux transformations, aux technologies qui changent notre rapport à l’information et notre façon de la consommer. Déjà, quand j’étais au Devoir, j’avais commencé à explorer comment l’IA pouvait aider les journalistes et les médias, plus généralement, dans leur travail. En matière d’organisation, mais même dans le cadre de reportages.
Il y a des choses dans l’IA qui relèvent de la bulle; c’est bien d’essayer de les identifier, mais aussi de voir ce qui va nous aider et modifier nos manières de travailler.
Par exemple?
Eh bien, dans les médias, il existe un savoir qui ne se transmet pas. Prenons cette entrevue : tu ne vas conserver qu’une partie de notre échange et de tes notes. Le reste se perd, ou demeure dans ta mémoire. Dans les médias plus anciens, quand les gens qui couvrent des sujets de manière soutenue partent, c’est toute leur expérience qui s’en va avec eux. Leurs souvenirs sont précieux et peuvent aider de jeunes journalistes à mieux couvrir des sujets qui reviennent dans l’actualité et qu’ils et elles connaissent moins bien. Si on alimentait une IA avec les notes, les entrevues, et tout ce qui touche un sujet, ces données seraient facilement accessibles et utilisables pour mieux couvrir le sujet en question, en ayant une meilleure perspective. C’est ce sur quoi travaille actuellement une jeune entreprise québécoise, et je suis curieuse de voir ce que ça va donner.
Ton infolettre s’intitule AI Will Not Replace You : ça trahit une vision optimiste de l’évolution de cet outil?
Il y a des gens qui n’aiment pas du tout ce titre, d’autres, c’est l’inverse. C’est plus un clin d’œil à une formule souvent utilisée qui va comme suit : « AI will not replace you, but the person using AI will », et parce que je parle à des gens qui s’en servent, dont des artistes, et pour qui l’IA a un impact positif sur leur travail.
Penses-tu que, comme tu habites maintenant à San Francisco, au cœur du développement du numérique, ça teinte ta vision de cet outil?
Oui, sûrement. C’est sûr qu’ici, les gens cherchent surtout des occasions d’affaires liées à l’IA, on voit ça comme un immense champ de possibilités. En Europe et au Québec, on se questionne plus sur les aspects éthiques, peut-être, ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Ce sont deux approches qui se complètent. D’un côté, les Américain·es ne se posent pas trop de questions et se disent « tant qu’il n’y a pas de problème, allons de l’avant », de l’autre, les Européen·nes, et les Québécois·es qui sont très près de Yoshua Bengio et de Mila, adoptent une approche plus prudente.
En même temps, je suis consciente que, dans la Silicon Valley, il y a un discours où on se prétend très favorable à la transformation positive du monde qui, en réalité, relève souvent plus du désir de s’enrichir personnellement.
Toi, qu’est-ce qui t’intéresse, en ce moment et dans un avenir rapproché, avec ces outils?
Sur le plan éditorial, j’y vois une utilité pour améliorer un texte ou obtenir du feedback. Si j’étais dans une salle de rédaction, j’aimerais développer une aide pour améliorer le style d’un texte, pour qu’il se conforme à une tonalité précise. Je trouve aussi que des outils comme Perplexity et Elicit peuvent aider à brasser des idées, mais il ne faut pas oublier que les grands modèles de langage, ou LLM, ne sont pas des outils de connaissance.
Donc, c’est un outil de conversation plus que de recherche d’information…
Exactement. Si tu cherches de l’information, ce n’est pas le bon endroit. N’oublions pas le risque que posent les hallucinations.
Il y a un problème dans le discernement de la qualité des données. Par exemple, l’IA ne fait pas la différence entre l’information qui vient du New York Times et celle publiée dans The Onion; elle ne comprend pas l’ironie ou le sarcasme.
Ben là, une bonne partie des humains n’y arrivent pas non plus. Je doute que les machines y parviennent, honnêtement, surtout à l’écrit, où il manque le ton, le contexte.
C’est vrai!
Sinon, c’est aussi intéressant de se servir de l’IA pour avoir du feedback négatif ou pour « brainstormer ». Par contre, au bout du compte, je crois que rien ne remplace le regard d’un humain. Pour moi, l’un et l’autre font partie d’un bon processus de création.
Dans ton infolettre, tu discutes souvent avec des artistes qui utilisent l’IA. Qu’est-ce qu’ils en font dans le but de faire avancer leur pratique?
Entre autres, l’IA permet de concrétiser une idée qui serait très coûteuse à produire autrement. C’est très utile pour montrer ce que tu veux faire, pour des pitchs. Mais il y a aussi des choses qui sont difficiles à produire et pour lesquelles l’IA peut t’aider. Par exemple, si tu veux recréer une image aérienne de Montréal dans les années 60, ça pourrait être très pratique et peu coûteux, surtout dans le monde du cinéma où on manque toujours d’argent.
Penses-tu que l’IA, en étant capable de remplacer du travail ordinaire ou simplement médiocre, va nous obliger à donner le meilleur de nous-mêmes… pour ne pas être remplacés, justement?
J’aime bien cette idée, oui. Même avec Perplexity, que j’aime particulièrement, ou Midjourney, l’IA produit du contenu selon des modèles. Ce qu’elle produit finit par être reconnaissable. Si on veut s’en distinguer, il va falloir faire preuve d’imagination, faire des choses que l’IA ne peut pas faire : aller sur le terrain, aborder les sujets différemment. Mais en même temps, si tu l’utilises intelligemment, ça peut aussi t’aider à être meilleur. Si tu l’entraînes, elle peut vraiment devenir une alliée.
Sans parler de tout ce qu’on peut faire avec les assistants virtuels, qui transcrivent les entrevues et les rencontres en temps réel et qui nous font sauver un temps fou.
D’un côté, on voit la montée fulgurante de la popularité d’une plateforme comme TikTok, essentiellement centrée sur les individus et l’expérience humaine, et de l’autre, l’IA générative. Vois-tu une sorte de paradoxe là-dedans?
Je pense que ce sont les deux côtés d’une même pièce. Plus il y a de contenu généré par l’IA, plus tu remarques la qualité du contenu produit par des humains. Plus tu le cherches, aussi. Je pense qu’éventuellement, il va y avoir une sorte de valeur ajoutée aux choses produites par des gens. Déjà, on le voit : on peut avoir des listes de lecture musicales générées par des algorithmes, mais ce qui nous intéresse le plus souvent, ce qui suscite des discussions, des débats, ce sont celles où les pièces ont été choisies par des gens.